Le travail d’Eliane Aïsso se situe à la croisée dialectique de l’effacement et de la révélation.
Qu’elle balaye la poussière des archives, ausculte les images de l’époque coloniale ou caviarde les textes de l’actualité médiatique, l’artiste interroge les lacunes de l’histoire et analyse les modes de production du récit en générant un champ de formes faisant de la représentation un espace des possibles au féminin. Sa démarche s’inscrit dans un mouvement double, de réinscription dans l’ordre du visible des femmes effacées par la culture patriarcale traditionnelle et d’interrogation des espaces d’intermédiation entre les ancêtres, ces morts qui dans la culture Vodun ne sont pas morts, et les vivants.
Dans les travaux photographiques d’Eliane Aïsso, les encres semblent finir par ne plus tenir en place, et la déliquescence des formes faire disparaître l’original derrière son reflet dans le temps qui n’en n’est plus que l’ombre furtive. Les ombres reviennent ici au spectacle des vivants, mais ainsi que le dit l’artiste, « l’ombre n’est-elle pas l’essence même de la forme » ?
Il y dans l’ombre une dimension spirituelle qui capte le sens et cristallise cette chose pure qui devient une autre forme en s’effaçant. Les images ici sont des invocations faites aux esprits qui se cachent derrière ces formes troubles. L’œuvre d’Eliane Aïsso est invocatoire, elle rend par son geste un hommage à toutes les effacées de la petite comme de la grande histoire.
Le projet d’Eliane Aïsso est résolument féministe et place l’expérience de la femme africaine au centre du discours. Les techniques de grattage ou de frottage appliquées par l’artiste sur ses travaux picturaux autant que photographiques procèdent métaphoriquement comme l’affirmation de la résistance des femmes à l’invisibilisation. C’est en effet du geste même de l’effacement, du gommage, que procèdent ces images, l’avènement des formes et les possibilités narratives renouvelées. Par ailleurs, dans les photographies mises en scène, des formes spectrales, que l’on suppose féminines derrière leurs voiles blancs, semblent en conversation mystique avec des calebasses dans des postures rappelant la grammaire iconographique universelle de la relation de la mère à sa progéniture, et recyclées dans l’histoire de l’art occidentale sous les noms de madones, piétas et autres adorations. La calebasse, image sphérique du monde comme possibilité représente aussi bien la mère et le principe de fécondité, que son fruit même, celui des entrailles, replaçant par ailleurs le geste créateur dans une généalogie féministe.
La deuxième partie de l’exposition abrite ce qui ressemble à un autel pour le culte des morts dans la tradition Vodun, réunissant un ensemble d’asèns, ces petits autels portatifs honorant la mémoire des ancêtres, mais dédiés à ces mêmes effacées de l’histoire. A l’usage traditionnel du métal associé au bois, l’artiste a substitué du tissu pour habiller les pendentifs, comme une manière d’inscrire ces asèns dans le genre généralement associé au textile. La division de l’espace en ce qui semble être deux zones de nature différente, une salle de peinture et photographie, et une salle de sculpture ou encore, selon le point de vue depuis lequel on expérimente l’exposition, un espace profane de socialisation et un espace sacré de communication avec les ancêtres. Cette bipartition pose la question de la nature de l’espace d’exposition comme dispositif épistémologique. Avec ce projet de Renaissance du Monde, l’artiste tente justement de décloisonner (un quasi-anagramme de décoloniser) le champ de l’art et ses assignations surannées pour envisager lial’exposition dans sa dimension sociale et transactionnelle entre les morts et les vivants, entre la parole du griot et les images de l’artiste, entre les nourritures terrestres et la production symbolique du monde, entre la réinvention du passé et la désignation de possibles futurs.
Cédric AURELLE